Mers de l’Islam

Pour que les sables rouges sachent garder les secrets

Pour que l’amour d’un peuple ne s’efface pas dans la nuit

Pour que les eaux roses envahissent l’être

Me voici… Suivant les pas de mon destin aléatoire qui m’entraîne dans la longue et inextricable rue de l’Amertume… J’essaie de le rattraper, de marcher à ses côtés, mais c’est impossible, il est trop rapide, il a des années d’avance sur moi… J’ai beau accélérer le rythme de ma vie, mon esprit a déjà balayé de sa lumière, des lustres auparavant, ce terrain, et je ne peux qu’humblement et docilement recueillir dans mes mains la moisson que le destin et mon esprit ont semée pour moi… Cet été n’a pas non plus échappé à l’inéluctable prophétie….. Mon esprit avait semé pendant de nombreuses nuits de veille et de nombreux jours de sommeil un itinéraire parfait, une route complète : un cercle magique. Si vous placez une boussole sur une carte, que vous plantez l’aiguille au cœur du désert du Sinaï, que vous placez l’autre extrémité au sommet de la pyramide de Khéops et que vous tracez un cercle…. C’est ce cercle magique que mon esprit a tracé autrefois et que mon corps devrait maintenant matérialiser ? Un rêve que je devrais souffrir, ressentir et vivre dans la chair.

Déjà dans l’avion, mon esprit a tatoué au stylo du doute sur ma peau ces mots : « C’est bizarre que je sois seule ? Est-ce que j’aimerais voyager avec quelqu’un ? Je ne sais pas… Je sais que beaucoup de choses m’accompagnent : les vœux de tant de personnes qui m’aiment et qui m’ont laissée derrière elles et mon autre monde. Dans les deux, je trouve la force de rester alerte et éveillée. Pour l’instant, je sais qu’aucune épreuve ne m’attend à proximité, mais je crois que la traversée du désert mettra mon corps et son endurance à l’épreuve. Je dois le fortifier pour qu’il me serve de véhicule ».

I. Les mers de pierre ocre

Tout commence alors que l’avion descend lentement au-dessus du Caire. Il faisait nuit et la ville était un magnifique amalgame de lumières et de couleurs. Tout n’était que points dans la nuit. Des points et, au-delà, le néant, une obscurité infinie et noire.
À l’aéroport, j’ai senti une joie immense renaître en moi… S’il y a une langue sur cette planète dont le simple roucoulement me fait vibrer, c’est bien l’arabe…
Mais mon extase fut de courte durée. Dès que j’ai franchi les portes du bâtiment, je me suis retrouvée enveloppée par une foule d’êtres humains qui s’écoulaient comme des gouttes d’eau dans une violente trombe. Je me suis sentie petite… et perdue. Il y avait des gens qui en cherchaient d’autres et dans leurs yeux on pouvait lire l’angoisse de la recherche, d’autres qui essayaient de vous vendre les services de leurs taxis à des prix exorbitants, qui criaient pour attirer l’attention, qui luttaient pour être les premiers à tomber sur la tendre proie, sur les touristes sans méfiance. J’ai fermé les yeux et j’ai avancé. J’ai réussi à traverser la foule sans attirer l’attention d’un quelconque ravisseur d’imprudents. J’ai respiré. Un homme s’est alors approché de moi et m’a dit : « Taxi ? « Bikam ? « Jamsin. « La. Talatin au la shai. « Mashi » ou en d’autres termes : « Taxi ? Combien ? ». Cinquante. Trente ou rien. D’accord. » Et c’est parti… La pauvre voiture a dû tellement souffrir des années qu’elle n’a pas pu s’empêcher de pousser un gémissement pitoyable lorsque nous sommes arrivés à l’adresse …. Ses entrailles craquaient.
Il m’a fallu à peine une demi-heure pour percevoir avec une clarté totale l’essence d’Al Kahira (Le Caire). Une essence qui se résume à la poussière, aux arbres, à la police et aux klaxons…. Chaque bâtiment, chaque véhicule et chaque lieu est recouvert de cette poussière sablonneuse du désert qui lui donne sa touche indescriptible… La ville, croyez-le ou non, est pleine d’arbres immenses et magnifiques sur les îles du Nil et dans de nombreuses rues et allées… Il y a des policiers partout, soit les policiers blancs de la circulation, soit les policiers bruns et verts aux points de contrôle, soit les policiers bleus qui gardent les bâtiments et les ambassades… Et les klaxons se font entendre par milliers, à tout moment et depuis tous les véhicules, car ils servent à atténuer les effets de cette paresse qui raidit les doigts et les empêche de toucher les commandes des clignotants. Au Caire, le klaxon sert de lampe témoin, d’indicateur, de feu de freinage ? Comme Dieu, il est partout.
La première merveille que j’ai vue au Caire le lendemain, c’est le Musée, pas très bien entretenu, avec des pièces mal exposées… mais grand, ineffablement beau, avec de tels trésors entre ses murs qu’on se croirait dans un autre temps et un autre lieu. Naviguer dans ses salles, c’était comme naviguer sur le bateau de la vie à travers les royaumes de l’au-delà. C’était un voyage au cœur de la beauté à travers la symbologie magique et riche de l’Hermétisme…
Dans ses salles, toute l’histoire de l’Égypte ancienne était représentée, divisée selon la périodisation effectuée vers 300 avant J.-C. par l’historien égyptien Manéthon, dans laquelle les trente et une dynasties sont regroupées en quatre périodes (Protodynastique, Ancienne, Moyenne et Nouvel Empire).
Personnellement, j’ose douter de la véracité de cette périodisation, car Manéthon affirme qu’avant le début des dynasties, il y a eu un règne des dieux qui a duré 13 900 ans, suivi d’une période de 11 000 ans gouvernée par les demi-dieux. Je ne cesse de m’étonner que des historiens modernes, autrefois si attachés à la vérification du scientisme, puissent accepter et perpétuer une épopée égyptienne comme base de l’histoire et prendre la classification des dynasties de Manaton comme base de leurs théories et récits historiques. Et puisqu’ils le font, pourquoi ne pas se demander qui étaient les dieux et demi-dieux qui régnaient auparavant et tenter de nous expliquer ce qu’ils sont devenus ?
Dès la période protodynastique, qui couvre les deux premières dynasties et remonte à près de dix-sept mille ans, on remarque la fierté et la déférence avec lesquelles diverses statues présentent Ménès, également connu sous le nom de Narmer, l’unificateur de la Haute et de la Basse-Égypte. De son corps, qui selon les règles de la sculpture applicables aux pharaons devait avoir des formes parfaites, émanait une harmonie totale : avec quelle dignité le premier pharaon de l’histoire de la Grande Égypte portait-il la couronne des deux royaumes !
Si, à un moment de l’histoire de l’Égypte, on a pu penser que les souverains n’étaient pas des hommes, mais qu’ils possédaient un savoir supérieur, c’est à l’aube de l’Ancien Empire. De Thoser, premier roi de la troisième dynastie, à Mikerinos, cinquième roi de la quatrième dynastie, en l’espace de deux cents ans, des monuments ont été érigés, si parfaitement conçus et pensés qu’ils ne seront jamais reproduits dans le reste de l’histoire de l’humanité. La grandeur et la perfection des pyramides érigées à cette époque, depuis la première pyramide, encore à degrés du pharaon Thoser à Sakkara, jusqu’aux trois joyaux de Gizeh, la grande pyramide de Khéops, la pyramide de son fils Chéphren et celle de son petit-fils Mikerinos, ne pourront plus jamais être imitées.
Les quatre triades de Mikérinos, conservées au musée depuis l’Ancien Empire jusqu’à la XIe dynastie, représentent le pharaon Mikérinos dans un bas-relief en diorite et, à côté de lui, à sa droite, Athor, la déesse de la beauté, de l’amour et de la joie, représentée par une femme sereine et souriante dont la tête porte deux cornes qui étreignent docilement un disque solaire. Le troisième en discorde de la triade apparaît à la gauche de Mikerinos et personnifie dans chaque sculpture une région différente des diverses régions de l’Empire. Il est incroyable de penser que cette belle pierre verte, d’une dureté comparable à celle du granit, ait pu être sculptée avec une telle maîtrise et une telle précision à des moments aussi reculés de l’histoire, et que seules ces anciennes dynasties connaissaient le secret de sa sculpture, un art qui, mystérieusement, allait lui aussi bientôt tomber dans la nébuleuse incertaine de l’Oubli.
La statue de Chephren, pharaon dont le nom signifie « Dieu de l’aube », est une autre statue en diorite verte qui fascine et captive le spectateur. Dans cette sculpture, Chephren incarne Osiris ; sur son visage hiératique, serein et impassible repose le faucon d’Horus ; son corps est posé sur un trône dont le dossier est constitué des ailes d’Isis et le piédestal de la déesse lionne Sehmet.
Pas une seconde ne s’est écoulée et déjà l’esprit s’évade dans la poursuite de la fantaisie dans le royaume de l’éternité pour tenter de rappeler les liens infaillibles qui unissent les dieux de la cosmogonie égyptienne. L’esprit brouille dans l’espace les scènes où Osiris, Dieu de l’Eternité et Souverain des Dieux et des Hommes, épouse Isis, Déesse Suprême et Mère Divine, donnant naissance aux deux forces du Bien, Horus, le faucon, Dieu du Soleil, et Anubis, le chacal, Juge Ultime. Mais l’équilibre du Bien n’est jamais éternel et il y a toujours une riposte du Mal. C’est ainsi que Seth, frère d’Osiris, tua Osiris, mit son corps en pièces et dispersa les morceaux dans toute l’Égypte. Isis chercha à travers les eaux du Nil et les vastes déserts à reconstituer le corps d’Osiris, et c’est avec beaucoup d’amour et de patience qu’elle réussit à redonner vie au corps de son époux bien-aimé. Dès lors, Osiris fut pour les êtres humains un exemple et un espoir d’immortalité. Même si le Mal existe, il est toujours possible de le vaincre, et la mort n’existe que pour les êtres qui l’acceptent et ne luttent pas avec les armes invincibles de l’amour et de la patience pour la vaincre.
Si vous plissez les yeux, en tournant sur vos talons, vous voyez devant vous trois autres merveilles, des représentations cette fois-ci du commun des mortels. D’un côté, la statue en bois de sycomore du maire du village (Shij Albalad), œuvre d’assemblage primitif, avec des pierres précieuses en guise d’yeux qui vous transpercent et vous poursuivent dans la pièce. Au milieu, les mêmes yeux scrutateurs du scribe assis. De l’autre côté, une œuvre en plâtre représentant un couple marié où lui, Rajotek, apparaît avec un teint hâlé et la première représentation d’une moustache, tandis qu’elle, Nefret, présente un teint clair et immaculé, conséquence directe de sa vie familiale. Quelle injustice que nous, les femmes, ayons toujours été reléguées dans un si petit enclos qu’est le foyer, alors que le monde est si grand et si beau, qu’il y a tant de choses à voir et à découvrir et tant de petits grains que nous, les femmes, pouvons encore apporter à cette planète malmenée ! Si seulement on nous avait écoutées avant !
S’il ne reste plus guère de traces de grandeur de l’Empire intermédiaire, le Nouvel Empire éclate à nouveau avec force et magnificence. Ce Nouvel Empire fut une parenthèse de splendeur, de la dix-huitième à la vingtième dynastie, après laquelle commença l’inexorable déclin.
En parlant de femmes, c’est sous la XVIIIe dynastie que Hatsepsout a régné, avec les pouvoirs d’un pharaon. Mais cette grande femme, dont les magnifiques sculptures sont exposées au Musée, a dû adopter des attributs masculins et même toujours utiliser le pronom masculin « f » pour être prise au sérieux. A sa mort, la haine accumulée à son égard par son neveu et beau-fils Thoutmosis III, peut-être à cause de la bassesse de son prédécesseur qui était du « sexe infâme », fut telle qu’il l’effaça de toutes les inscriptions, ce qui, selon les croyances égyptiennes, équivalait à fermer à un seul les portes de l’éternité. Même les rares qui régnèrent ne passèrent pas à la postérité… Quel avenir !
Avec la salle suivante, c’est un autre chapitre isolé de l’histoire égyptienne qui s’ouvre. Il s’agit de la salle consacrée à Aménophis IV. Qui était-il ? Voyons, un autre indice, il était aussi connu sous le nom d’Akhenaton. Oui, exactement, c’est ce merveilleux pharaon qui a réformé la religion de l’Egypte en adoptant le culte de l’Aton comme Dieu unique et que Mika Waltari a présenté dans son délicieux livre « Sinué l’Egyptien ». Un homme qui a rompu avec les structures sociales existantes, dans lesquelles la caste sacerdotale, intermédiaire entre les dieux et les hommes, jouait un rôle prépondérant, et qui a déclaré qu’il n’y avait pas d’intermédiaires. Seuls lui et son exemple mènent à Dieu. L’exemple d’une vie où la Vérité est le mot d’ordre, son symbole étant la plume de la vérité. Une vérité qui, dans l’art, s’exprime par un réalisme minutieux, où même les défauts physiques d’un pharaon peuvent être représentés pour autant qu’ils correspondent à la réalité. Dans ses représentations, il y a une certaine aura qui unit Akhenaton à sa bien-aimée Néfertiti, émanant de leur union l’Ankh ou la clé de la vie. Une interprétation serait peut-être que le seul vrai Dieu, celui qui confère la Vie éternelle, ne peut être atteint, incarné, qu’à travers un Amour unique et vrai.
Si le musée a deux étages, imaginez la taille du trésor d’un petit pharaon qui n’a régné que deux décennies pour occuper la quasi-totalité du dernier étage. C’est le trésor trouvé dans la tombe de Toutânkhamon. L’apparente contradiction entre son insignifiance en tant que pharaon et la grandeur des merveilles trouvées s’explique, comme toujours dans ce genre de choses, par un coup du sort. Il se trouve que Ramsès II, le grand pharaon de la XIXe dynastie qui a réussi à soumettre les Hittites, a également été enterré dans la Vallée des Rois, si heureusement que sa tombe exultante a été placée au-dessus d’une tombe plus ancienne d’un pharaon moins important et insignifiant, à savoir Toutânkhamon.
De toutes les tombes de cette vallée, l’histoire et le temps montraient leur implacabilité et le vol laissait des preuves fiables de son enracinement dans l’être humain depuis le début des temps. Au début de ce siècle, toutes les tombes avaient été pillées et se trouvaient dans un état très propre. En 1922, alors que l’archéologue britannique Howard Carter nettoyait l’un des côtés de la grande tombe de Ramsès II, il découvrit « par hasard » une marche. Ce qui se trouvait sous cette marche avait de quoi stupéfier le monde entier.
La tombe ressemblait à un puzzle. Tout d’abord, il y avait quatre chapelles en bois recouvertes d’or, insérées les unes dans les autres. Dans la plus petite se trouvaient quatre sarcophages, dont le plus petit contenait le corps embaumé du pharaon. À côté se trouvaient les quatre vases canopes en forme de mini-sarcophages portant diverses inscriptions, dans lesquels étaient conservés le foie, les poumons, l’estomac et les intestins du défunt.
Autour de la chapelle, on peut encore voir sur un daguerréotype de l’époque comment étaient entassés des centaines d’objets, des chars aux vêtements, des lits, des chaises, des jarres et autres ustensiles de cuisine, des étagères à épices, des graines qui germent encore aujourd’hui, 365 statues pour servir chaque jour le roi, des icônes des divinités, dont un précieux Anubis, et des milliers de bijoux. Bref, tout ce que ses contemporains considéraient comme nécessaire pour que le pharaon défunt puisse traverser la mer du Jugement et rejoindre le rivage de la Vie éternelle. Si tant de merveilles étaient destinées à un petit roi, on imagine mal ce qui serait préparé pour un grand pharaon. Où est passé le travail de tant d’artisans qui ont amoureusement modelé de leurs mains de telles merveilles ? Sueur perdue en vain, où sont passés ces trésors ? Triste énigme du passé.
Près de la sortie, il y avait encore une salle. L’entrée était payante, mais comme on m’avait dit que cela en valait la peine, je suis entré. Quelle chance j’ai eue ! Dans cette salle se trouvaient les corps momifiés de onze pharaons et de deux reines. Les expressions de leurs visages sont comme de pitoyables grimaces de douleur par lesquelles ils maudissent le monde pour la profanation dont ils ont été l’objet. L’homme est tombé bien bas quand, au lieu de vénérer ses glorieux ancêtres, il expose leurs restes les plus sacrés comme s’il s’agissait d’un marché d’occasion !….
Dieu merci, ce dernier arrière-goût amer s’est vite dissipé lorsque nous avons atteint la porte de sortie, respiré une dernière fois l’atmosphère magique et sommes retournés caresser les joyaux les plus précieux d’un rapide battement de paupières. Quitter El Museo à midi, sous le soleil brûlant d’Afrique du Nord, c’est remonter le temps à la vitesse de la lumière. Tous ces pharaons que j’avais recréés par la pensée et dont j’avais laissé l’opulence caresser mes sens devenaient soudain des fantômes translucides, s’élevant rapidement au-dessus de ma tête pour retourner dans l’obscurité et la protection de ces salles. Ils me laissaient un clin d’œil complice avec lequel ils voulaient me dire de ne pas m’inquiéter, qu’ils reviendraient vers moi dans l’obscurité de mes nuits, habiteraient mes rêves, et me montreraient, maintenant que nous nous connaissions, secrètement et avec beaucoup d’attention, la véritable dimension de leurs mystères.
L’après-midi même, je me trouvais devant un mystère encore plus grand que celui des sculptures que j’avais vues le matin. Un mystère que le bon Anubis dévoile dans mes nuits avec sa douceur habituelle. Je veux parler, bien sûr, des pyramides de Gizeh.
Pour les atteindre depuis le Musée, qui se trouve en plein centre sur les rives du Nil, il faut traverser le Nil à l’ouest et se diriger vers le sud-est, en traversant la jungle de béton qu’est Le Caire, en laissant derrière soi des quartiers entiers de maisons multiformes, qui ont toutes pour dénominateur commun la vieille poussière, en croisant des milliers de voitures chargées à ras bord d’êtres humains… jusqu’à un point où la ville s’arrête brusquement et où, à un demi-mètre, commence le désert majestueux.
Un désert dont le gardien est un être très particulier : le Père de la peur (Abu Alhul), nom donné par les Arabes au sphinx de Gizeh. Ce sphinx semble tout droit sorti d’un conte de fées : il se tient là, au milieu d’une immense mer de sable doré, confortablement allongé sur son gigantesque corps de lion. Elle porte un masque qui reproduit la tête du roi Chéphren, derrière lequel, si l’on regarde bien et si l’on laisse son intuition le balayer, se cachent deux yeux vigilants qui scrutent jour et nuit l’infini à la recherche des dangers qui pourraient se cacher dans les trésors que ce bon gardien garde, à savoir les Pyramides. Les Pyramides sont réparties derrière la stèle du Sphinx, en diagonale, de la plus grande à la plus petite. D’abord Khéops, puis Khéphren, puis Mikerinos. Il semble que les pharaons aient pensé qu’aucun mal ne pouvait venir du désert et qu’ils aient érigé leurs pyramides à l’intérieur des terres, sachant que toute menace venant du fleuve serait sagement détournée par Abu Alhul.
Bien qu’il existe plusieurs pyramides en Égypte et ailleurs dans le monde, aucune ne peut égaler la magnificence de la Grande Pyramide de Khéops. À ses pieds, on se sent minuscule, minuscule, minuscule, minuscule, comme un grain de sable à côté d’un grand soleil ; en effet, Chéops ressemble à un soleil. Non seulement en raison de sa hauteur impressionnante, mais aussi en raison de sa taille gigantesque.
La légende veut que la pyramide ait été construite en élevant des plates-formes successives de sable et en faisant rouler les blocs monolithiques pesant des tonnes sur des troncs d’arbre. Ils n’ont pas pensé que, comme la pyramide se trouve à côté de l’embouchure du Nil, pour construire le côté nord, il aurait fallu construire une partie de la plate-forme au milieu de la mer ! Il est également difficile d’imaginer comment ils ont transporté ces blocs de pierre, taillés avec une telle précision qu’ils s’emboîtent parfaitement les uns sur les autres, depuis les carrières situées à des milliers de kilomètres en amont du Nil. Il est difficile de croire que cette pyramide a été érigée par des êtres vivant encore à l’âge du bronze.
S’aventurer à l’intérieur de la pyramide est une épreuve. L’ascension commence par un couloir d’à peine un mètre de haut et d’une inclinaison énorme, presque sans lumière ni aération, dans lequel il faut avancer à toute vitesse (d’après le guide, c’est mieux). Bien que je ne pense pas que le couloir fasse plus de cinquante mètres de long, je jure qu’il s’agit des cinquante mètres les plus oppressants de notre vie. Le couloir mène à la grande galerie, tout aussi raide et sombre, mais avec un plafond infiniment haut (soit on ne peut pas l’atteindre, soit on monte trop haut). Au bout de la galerie, qui mesure encore cinquante mètres, se trouve la chambre du roi, dans laquelle…. Chantatachán !!!! Rien. Un sarcophage de pierre vide et le néant. C’est l’une de ces pyramides que les cleptomanes du passé se sont chargés de visiter.
En revenant de Gizeh, j’ai retraversé le Nil, qu’il est beau ! Il ressemble plus à une mer miniature qu’à un fleuve. Au milieu du fleuve, il y a deux îles comme des petits bastions qui voudraient arrêter le flux des eaux pour que les Cairènes, assis sur leurs rives, puissent jouir de la vue d’un si beau spectacle. Si le fait qu’elles soient deux peut rappeler de loin les îles parisiennes de la Seine, ici la Sculptrice du Monde a décidé de jeter la maison par la fenêtre, d’explorer à sa guise et d’oublier les concepts préétablis. Elle a créé un fleuve si grand que d’une rive on ne voit pas l’autre, et deux îles si énormes qu’en s’y promenant on se croirait sur la terre la plus solide.
En marchant, en marchant, en marchant, maintenant sur la terre ferme, mes pieds m’ont conduit à « Jan el Jalili », le centre urbain de la période islamique, qui est aujourd’hui un quartier populaire. J’ai d’abord flâné dans les rues étroites, aménagées pour le shopping touristique, et je me suis assise dans un de ces charmants cafés en plein air. Comment décrire les gens ! Les regards perçants des hommes ; les accusations muettes des femmes voilées envers celles qui osent se découvrir… et, pire encore, qui osent se teindre les cheveux en blond ; les enfants qui colportent tout ce qui peut se vendre (mouchoirs en papier, sourates du Coran…) ; la femme qui ramasse au bord des rues les marchandises qui peuvent être vendues (….) ; la femme qui ramasse le papier qui peut être vendu. ) ; la femme qui ramasse les cacahuètes laissées par d’autres sur les tables ; un grand-père avec son harmonica et une boîte cabossée qui vend des allumettes ; la shisha, cette pipe à eau chantante, que seul un homme peut fumer et qui, d’une certaine manière, à chaque bouffée, renforce son rôle d’arrogant. Tout cela est assaisonné par la magie de l’encens qui passe en balançant des brûleurs ambulants, du jasmin qui passe en vendant des colliers parfumés, des mangues qui débordent de tous les étals et du doux arôme de la menthe fraîche (naana) que l’on ajoute au thé.
J’ai décidé de partir à la recherche de la partie des anciens murs que je savais encore debout. Il y avait encore deux immenses portes de ville avec leurs tours de pierre reliées par un morceau de mur. Ce qui m’a impressionné, cependant, ce ne sont pas tant les murs que la zone que j’ai dû traverser pour y arriver. En dehors de la partie ordonnée du quartier, les rues ressemblaient à un jeu d’équilibre en filigrane des contraires ; à côté de belles façades de demeures médiévales avec des treillis en bois méticuleusement travaillés, il y avait des bidonvilles délabrés et, à côté, d’anciennes mosquées ou des écoles coraniques avec leurs fiers et beaux minarets. Et que de pauvreté j’ai vue ! Des enfants pieds nus, des enfants mutilés, des gens au bord de la misère…. Mais que de beaux sourires ils m’ont adressés, que de joie et que de volonté de vivre ! Dans de tels endroits, on se rend compte que le bonheur vient de l’intérieur, du plus profond de soi, et que, quelles que soient les difficultés de leur vie et la saleté de leurs rues, ils ont toujours la capacité de faire circuler ce bonheur dans leur être jusqu’à ce qu’il prenne la forme d’un sourire…

 

II. Les mers de la roche rouge

Imaginez maintenant que le pouls s’engourdit et que la boussole tourne. On est transporté (dans mon cas en bus public) sur les eaux qui forment l’immense estuaire du Nil, au-delà du canal de Suez, au cœur du désert du Sinaï. Pour vous donner une idée de l’aspect de ce désert, imaginez un rectangle bicolore, dont la moitié nord-ouest est constituée de dunes de terre jaune et l’autre moitié d’immenses montagnes de terre rouge. Je pense que ce qui est le plus impressionnant dans ce désert, ce sont ses contrastes. Après avoir emprunté une route bordée d’un côté par une masse bleu-vert d’eau paisible et réverbérante et de l’autre par une masse ocre de sable solitaire, vous passez soudain entre les contreforts d’imposantes montagnes de calcaire rouge qui surgissent violemment de nulle part et s’efforcent d’atteindre le ciel. C’est l’un de ces moments où la beauté de l’environnement fait taire l’esprit et libère le cœur de ses liens.
Au VIe siècle, des moines orthodoxes grecs ont décidé de construire un monastère au pied de l’historique mont Sinaï, qu’ils ont appelé Sainte Katerina. Au fil des siècles, les moines ont patiemment creusé dans la roche les trois mille huit cents marches qui mènent au sommet. Aujourd’hui encore, la trentaine de moines qui habitent toujours ce monastère fortifié représente le seul signe de vie humaine à des kilomètres à la ronde.
Je laisse mon lourd sac à dos au monastère et commence l’ascension. Il y a deux possibilités : soit on monte par les escaliers, ce qui est plus direct, mais aussi plus pénible, soit on emprunte un petit sentier qui longe la montagne et zigzague sur son versant est, ce qui est plus long, mais plus accessible. Ce que j’ai fait ? La seconde, bien sûr. On m’avait dit que l’ascension prenait environ quatre heures et comme je voulais voir le coucher de soleil depuis le sommet, j’ai décidé, malgré le soleil brûlant de midi, de commencer l’ascension après le déjeuner.
Vous me voyez là, en train de grimper, étouffé par l’air dense qui remplissait la vallée et par le soleil brûlant qui jouait à se refléter sur les rochers. J’étais un point minuscule et solitaire au milieu de la majesté des montagnes environnantes ; une tache mobile au milieu de cette mer statique de pierre rouge. À mesure que je laissais derrière moi les coins et recoins de la route et que je prenais de l’altitude, je sentais l’air devenir de plus en plus léger, de plus en plus frais. Mon âme se sentait de plus en plus remplie d’un ineffable sentiment de liberté. Une joie sans nom s’était emparée de mon cœur qui battait la chamade. Chaque battement semblait vouloir m’encourager à ne pas faiblir et un « presque là, presque là, presque là » strident résonnait contre mes tempes. Soit j’y étais presque, soit j’y étais presque, alors le martèlement était tout à fait juste.
Le sentier est arrivé à un point où il a traversé une gorge étroite, est passé sur le côté nord de la montagne et a rejoint les escaliers, et il n’en restait plus que sept cents à gravir ! Mais il y a loin de la parole aux actes et, bien que cela paraisse une bagatelle, il m’a fallu Dieu et son aide pour gravir les presque mille marches. Je ne pensais pas y arriver, mais j’y suis arrivé, ouf ! Je suis arrivée et je crois qu’il ne m’a pas fallu un millième de seconde pour oublier tous mes maux, à cause de la beauté du paysage qui m’entourait. Où que l’on regarde, la vue se perdait au-dessus de chaînes de montagnes sans fin qui, dans la lumière du soir, prenaient lentement une teinte cramoisie.
J’avais encore le temps de me reposer avant de voir le soleil se coucher… Nous étions quatre chats à l’étage, nous nous sommes donc présentés et nous nous sommes assis en cercle. J’ai apporté un melon (il faut être optimiste pour escalader une montagne de deux mille huit cents mètres avec un melon), des Allemands ont apporté du pain, du fromage salé et des concombres, et un Français a apporté des biscuits, alors nous avons tous partagé et c’était un dîner parfait.
Le coucher de soleil a été un spectacle magnifique. Le silence sépulcral apportait à l’âme suffisamment de paix pour qu’elle puisse mettre toute son énergie à dire adieu au soleil qui nous quittait. Un soleil qui, avec ses derniers rayons, caressait tendrement les sommets des montagnes et, d’un coup de baguette magique, les faisait virer au bleu, puis lentement à un violet sombre qui, peu à peu, en brouillait les contours jusqu’à les estomper dans le noir de la nuit.
Dormir est une autre affaire. Un Bédouin qui tenait un petit salon de thé près du sommet m’a laissé quelques couvertures. J’ai persuadé mes compagnons de table de me servir de boucliers latéraux et nous nous sommes allongés sur les rochers durs. Avec un Français d’un côté et deux Allemands de l’autre, bien protégés par la crème de l’Union européenne, j’ai regardé le ciel. Comme je ne pensais pas pouvoir dormir à cause du froid, et c’est ce qui s’est passé, j’ai décidé de profiter de la vue. Le ciel était si clair que l’on pouvait voir les entrailles de l’univers. Pour la première fois de ma vie, j’ai pu voir clairement la Voie lactée… comme un beau nuage. De temps en temps, les étoiles prenaient le sirocco et semblaient devenir folles, puis elles commençaient à tomber et je n’avais pas le temps de faire des vœux à la vitesse à laquelle mes yeux les attrapaient.
Vers quatre heures du matin, les gens ont commencé à arriver. On pouvait voir les petites lumières des lanternes zigzaguer dans l’air noir de la nuit, et on pouvait entendre toutes sortes de langues… il y avait même un groupe de Coréens qui chantaient, priaient et faisaient pénitence collective pendant un bon moment. Après ce « réveil angélique », j’ai décidé d’aller voir le soleil se lever. Quel choc lorsque j’ai regardé autour de moi et que j’ai vu la foule de gens qui m’entouraient. On aurait dit que les chats de la veille avaient accouché. Dans ces conditions, devant me battre pour un petit bout de rocher sur lequel poser mes fesses, aussi beau que soit le lever du soleil, il n’avait pas la magie du coucher de soleil précédent. C’était drôle, des centaines de doigts posés sur l’obturateur de l’appareil photo pour capturer un instant qui se produit tous les jours, mais que nous ignorons généralement.
Cette fois, j’ai pris un raccourci. « Court », mais intense. Après cela, j’ai encore passé une demi-journée avec les jambes qui tremblaient à cause de tous les escaliers. Après avoir visité l’intérieur du monastère, j’ai pris un taxi partagé avec d’autres touristes pour me rendre au golfe d’Aqaba. Je me suis assise à l’avant et j’ai parlé pendant tout le trajet avec Sayed, le chauffeur, un jeune Bédouin aux traits magnifiques, dont le teint, fortement bronzé par le rude soleil du désert, avait l’éclat des dattes mûres. Nous avons traversé la vallée laissée par les hautes montagnes du Sinaï, avec leurs formes et leurs tailles fascinantes : des pierres grenat précédées d’une mer de sable ; d’énormes blocs de calcaire ocre érodés par le vent. Nous avons marché le long d’un tronçon entouré de palmiers sauvages, dont beaucoup avaient cinq et six branches… jusqu’à ce que, soudain, au sortir d’un virage, on aperçoive la mer.

III. Autour de la mer d’Aqaba

Le golfe d’Aqaba, avec ses eaux cristallines, possède une magie particulière. Imaginez deux chaînes de montagnes imposantes en forme d’œil ouvert. Les paupières supérieures et inférieures sont d’immenses montagnes rouges. En haut, une moitié porte le drapeau saoudien et l’autre moitié le drapeau jordanien, en bas, le drapeau égyptien. Entre les deux se trouve un magnifique bassin de larmes. Un bassin dont la couleur change tout au long de la journée : d’un bleu grisâtre à l’aube, il passe à un bleu verdâtre à midi et à un bleu rosé au crépuscule.
C’est précisément au crépuscule que les esprits qui donnent leur couleur aux montagnes descendent se baigner dans la mer et l’envahissent de telle sorte que l’on a l’impression de se trouver devant une immense mer Rouge ; et c’est précisément vers cette mer que les eaux calmes d’Aqaba coulent du coin de l’œil.
L’héritage de cette mer d’Aqaba, c’est Eilat, les trois kilomètres de côte qui devraient appartenir à la Palestine et qui sont aux mains des Israéliens depuis la guerre des Six Jours.
C’est drôle, au départ, l’idée avec laquelle j’ai quitté l’Espagne était d’aller directement du Caire à New York et de prendre le ferry. Mais en chemin, j’ai rencontré de nombreux voyageurs solitaires comme moi qui m’ont raconté leurs expériences et leurs aventures, et ils étaient tous d’accord sur la beauté incomparable des plages de la mer Rouge et sur les trésors cachés dans les profondeurs de cette mer. J’ai donc décidé de ralentir mon voyage et d’essayer de corroborer ces récits avec ma propre expérience.
Sur le chemin de Nueiba, lorsque je fus plus en confiance avec Sayed, je lui fis part de mon idée et mentionnai les noms des plages qui m’avaient été recommandées. Il m’a regardé furtivement tout en continuant à rouler à vive allure et m’a dit que ces plages dont on m’avait parlé étaient réservées aux touristes et m’a proposé de me montrer un autre endroit. Comme je n’avais rien à perdre, j’ai accepté.
Le taxi est arrivé à Nueiba, la ville portuaire égyptienne d’où partent les ferries pour le port jordanien d’Aqaba. Le nom de « ville » est un euphémisme, car ce n’est qu’un ensemble de petites maisons et de cabanes autrefois blanchies à la chaux, mais qui, avec le temps, se sont imprégnées de la graisse de leur environnement. Après avoir quitté les trois Français qui nous accompagnaient, je poursuivis mon voyage, à nouveau seul.
Sayed m’a emmené à Naguema, une minuscule enclave avec quelques petites cabanes faites de cannes et de feuilles de palmier et une plage paradisiaque. Des Israéliennes qui avaient loué l’une des cabanes m’ont prêté une paire de lunettes de plongée et c’est parti ! À quelques mètres du rivage, je pouvais déjà apercevoir des formations coralliennes. Je n’en avais jamais vu de si près. Dans l’atmosphère sous-marine translucide, les coraux ressemblaient à des jeunes arbres fictifs. Ils étaient enveloppés d’une douce couche bleue qui donnait à leurs couleurs une touche particulière d’irréalité. Certains d’entre eux, d’un rouge soutenu, semblaient occuper une place privilégiée, tandis que ceux de couleur rose ou blanchâtre donnaient l’impression d’être plus faibles, plus susceptibles d’être blessés. Et l’ensemble formait une vaste forêt chargée d’un équilibre muet.
Cet après-midi-là, alors que mes membres avaient été rechargés par la force revitalisante de la mer, je décidai de poursuivre ma route. Des rumeurs circulaient à Naguema selon lesquelles il était désormais possible de passer d’Eilat à Aqaba, que le nouveau poste frontière avait été ouvert. Bien que j’aie essayé de vérifier la véracité de ces commentaires, personne n’a pu les infirmer ou les affirmer, alors j’ai décidé de vérifier par moi-même.
Je suis sorti sur la route pour chercher un moyen de locomotion et, par hasard, Sayed est apparu avec la voiture à nouveau chargée de touristes. Il m’a dit qu’il les emmenait à Taba. Je lui ai demandé s’il voulait bien m’emmener moi aussi et je suis remonté dans le taxi bancal.
La route longe la mer, la contourne. L’eau est bleue, cristalline, limpide, transparente, avec d’immenses montagnes de part et d’autre. Chaque fois que la route fait un coude entre les montagnes et que nous retournons vers la mer, j’ai l’impression que nous allons nous perdre dans ses vagues.
Nous arrivons à Taba. À propos de Taba, et pour vous donner une idée du lieu, vous souvenez-vous que je vous ai dit tout à l’heure, non sans une certaine ironie, que le golfe d’Aqaba se terminait par une legaña israélienne, la ville d’Eilat ? Eh bien, ses deux bastions tutélaires sont Taba en Égypte et Aqaba en Jordanie. Sur une dizaine de kilomètres de côte se trouvent trois villes appartenant à trois pays différents, entre lesquels la coexistence a été loin d’être facile au fil des ans.
À Taba, qui ne compte pas plus de deux douzaines de maisons, quelques hôtels et d’autres en construction, Sayed m’a conduit directement à la frontière. J’ai demandé aux policiers égyptiens s’il était possible de passer d’Israël en Jordanie, mais ils n’ont pas pu me le dire, alors je leur ai demandé de me laisser passer au poste israélien sans tamponner mon passeport et que je reviendrais tout de suite. Ils m’ont regardé d’un air un peu confus, mais j’ai plaidé d’un ton si plaintif qu’ils m’ont laissé passer.
Cinquante mètres plus loin se trouvait le poste frontière israélien. J’ai dû changer de registre : plus d’arabe, mais de l’anglais. Le soldat de service s’apprêtait à me prendre mon passeport des mains pour le tamponner, quand j’ai dit non, « je suis juste venu vous poser une question ». Il a levé la tête et m’a regardé d’un air perplexe. « Si je passe par ici pour entrer en Israël, puis-je ensuite aller en Jordanie ? « Non. » « Et je ne peux même pas parcourir les trois kilomètres qui me séparent d’Aqaba pour y entrer. Cette fois, le petit homme a l’air plutôt irrité. « Vous ne pouvez pas. » « Eh bien, ne vous fâchez pas. Ne vous fâchez pas. Merci. Au revoir. Et je suis reparti comme j’étais venu, sous le regard étonné de mon collègue. Ce n’est que quelques jours plus tard, alors que j’étais déjà à Amman, que l’on a ouvert le fameux poste frontière Aqaba-Eilat. Je suis arrivé cinq jours trop tôt.
La nuit tombait. J’étais à Taba. Pour aller en Jordanie, je n’avais pas d’autre choix que de revenir sur mes pas et de retourner à Nineba pour prendre le ferry. Mais il n’y avait qu’un seul ferry par jour et il partait en milieu d’après-midi. Je n’étais plus à temps pour le prendre. Que faire ? Je me suis rendu à l’endroit où Sayed m’avait laissé et, à ma grande joie, il était toujours là. Je lui ai expliqué ma situation et il m’a proposé de passer la nuit à côté d’une palmeraie, près de la plage, où lui et quelques amis avaient apparemment l’habitude de s’installer chaque fois qu’ils devaient passer la nuit près de Taba. Comme il vaut mieux connaître le méchant que le gentil…
Sur le chemin de la palmeraie, je l’ai persuadé de s’arrêter près d’un endroit qui avait attiré mon attention lorsque nous étions passés devant l’autre fois. Il s’agissait d’une belle île au milieu de la mer, entourée de murs, avec des lacs naturels à l’intérieur des murs, et au sommet de laquelle se dressait la majestueuse forteresse de Salah al Din (Saladin), construite au 11ème siècle comme bastion contre les croisés. Dans la lumière bleu-rose du coucher de soleil, on aurait dit le château d’un prince dans un conte de fées.

Sayed m’a laissé sur la plage, près de la palmeraie. Il m’a dit qu’il allait faire le plein d’essence, acheter de la nourriture et qu’il revenait tout de suite, « Ne bouge pas d’ici ». Et il est parti. Je me suis assis sur le sable au bord de la mer et j’ai commencé à regarder comment les esprits du coucher de soleil s’amusaient à peindre les eaux. Le temps passait, la nuit tombait et Sayed ne revenait pas. Je me suis alors rendu compte qu’il avait laissé son sac à dos dans sa voiture. Comme je n’avais aucune idée de l’endroit où il se trouvait, la chose la plus raisonnable à faire était d’attendre. C’est ce que j’ai fait. J’ai essayé de me détendre et de chasser de mon esprit toutes les pensées de peur et d’inquiétude qui se battaient pour conquérir mon château intérieur. J’ai appelé la mer à l’aide et je me suis calmé.
Soudain, j’ai vu qu’au loin, près du rivage, quelqu’un se déplaçait dans ma direction. J’aurais aimé qu’à ce moment-là, les anges descendent du ciel et me tirent de là, ou que la terre s’ouvre et m’engloutisse. La silhouette humaine s’approchait. Lentement. Très lentement. Peu à peu, j’ai pu distinguer ses traits. C’était un homme d’âge moyen, et d’après son apparence, je dirais un Bédouin. Je pense que le pauvre homme était encore plus surpris que moi de voir un touriste perdu au milieu de nulle part.
Il s’est approché de moi très gentiment et m’a souri, comme pour briser la glace d’une première rencontre. Plus que de voir son sourire, je l’ai senti, car il faisait de plus en plus sombre. « Ahlín. « Ahlan. Son bonjour et mon bonjour. Il s’est présenté : il était bédouin et pêcheur, et il était sur le rivage en train de pêcher avec des amis. Je lui ai dit qui j’étais et j’ai dit que j’attendais le chauffeur de taxi qui était allé faire le plein d’essence. « Arabe ou Bédouin ? J’ai dit Bédouin. « Alors il reviendra ». Quoi qu’il en soit, il m’a dit que si je le voulais, je pouvais aller m’asseoir avec eux, car ils avaient du thé et de la nourriture. Je l’ai remercié et j’ai accepté d’y aller si Sayed ne venait pas. Au moment de partir, il m’a dit, comme par hasard, que le chauffeur de taxi n’avait pas pris la direction de la station-service, mais la direction opposée. Suspicieux ! Au bout d’un moment, j’ai décidé de m’approcher de lui et j’ai bu un délicieux thé près de son feu de camp.
Lorsque Sayed est arrivé un peu plus tard, j’ai mis du temps à revenir – qu’il attende ! Il m’a demandé où j’étais allé et je lui ai dit que j’étais avec des pêcheurs. « Et vous ? « Je suis allé chercher de l’essence et de la nourriture. Silence. Je me suis donc assis sur la couverture que j’avais étendue au bord de la mer et nous avons dîné. Après le dîner, nous sommes restés allongés et avons parlé pendant un long moment. Il m’a dit qu’il avait peur des femmes et que c’était pour cela qu’il préférait dormir dans la voiture. Il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, je dors tajta annuyum » (ce qui signifie : à la belle étoile).
Ensuite, je ne sais pas comment, nous nous sommes donné la main et c’était une sensation très douce, mais très étrange. Pourquoi l’ai-je fait ? « Vivrais-tu dans le désert ? -m’a demandé ma conscience. « Non », ai-je répondu. « Alors ne joue pas », m’a-t-elle grondé. Mais il est parfois difficile de ne pas se laisser emporter. Après tout, nos mains ne faisaient que converser avec ses caresses.
Peu à peu, le sommeil est venu. Bercé par le bruit des vagues de la mer, par la brise légère, par le scintillement des étoiles filantes que mes yeux fatigués parvenaient à percevoir lorsque, après un suprême effort, je parvenais à les ouvrir, par les caresses d’un homme du désert… Bercé par la nuit, je me suis endormi.
Je fus réveillé par ma voix intérieure avant que le soleil ne se lève derrière les montagnes saoudiennes… Je me suis assis sur le rivage, en posture de yogi, en attendant le soleil… Juste avant qu’il ne se lève, Sayed est arrivé par derrière et a recouvert mes yeux…. Il s’est assis à côté de moi. Nous avons pris des mangues pour le petit-déjeuner et nous sommes partis ! J’ai dû porter une kufia (un voile) pendant plusieurs kilomètres, car il y avait des postes de police et les étrangers n’avaient pas le droit de dormir sur la plage. Avec un voile et à la vitesse de la voiture, j’avais fière allure.
Arrivée à Nueiba, j’ai cherché en vain le petit kiosque où l’on vendait les billets. Toutes les indications que l’on me donnait me conduisaient à un endroit différent. J’ai fini par le trouver grâce à un Écossais, mais ils venaient de fermer. Je me suis assis pour attendre dans un de ces petits bars cabossés, à l’ombre d’un toit de palmier qui me protégeait du soleil. Après avoir obtenu le billet, en dollars de surcroît, j’ai retraversé la petite ville jusqu’à l’enceinte du port. Tous les pauvres Arabes faisaient une queue inhumaine, et les Guiris, comme les ministres, passaient sans faire la queue. J’ai appris que le ferry partirait tard. S’il est une chose dont on a besoin dans le monde arabe, c’est de patience.
Je me suis enquis du sort final des pauvres Arabes vêtus de haillons et traités avec le plus grand mépris par les gardes. Il s’agissait d’humbles Égyptiens qui se rendaient en Arabie Saoudite en tant que main-d’œuvre bon marché. Lorsque j’ai demandé pourquoi ils ne prenaient pas un ferry direct pour l’Arabie, mais passaient par la Jordanie, on m’a répondu que le ferry pour l’Arabie prenait cinquante heures. Pauvres gens !
Une fois sur le ferry, j’ai fait tout le voyage sur le pont, ce qui est interdit aux femmes, et j’étais donc la seule dans une foule d’hommes. J’étais appuyée contre la rambarde ouest et je regardais le soleil se coucher derrière les montagnes égyptiennes. Bleu dans le crépuscule. Jordi, un charmant archéologue sous-marin de Gérone que je venais de rencontrer, était avec moi. En même temps qu’il jouait le rôle de protecteur invisible face aux regards curieux et désapprobateurs des Égyptiens, il me révélait les secrets qu’il avait découverts lors de ses nombreuses aventures sous-marines dans cette belle mer. Apparemment, il y a beaucoup de requins ! Heureusement que je ne l’ai pas découvert plus tôt, sinon je ne nagerais pas.
Pendant le voyage, nous avons rencontré Muhamed, l’un des plus anciens marins du bateau, qui nous a invités à rester chez lui si nous allions à Amman. Grâce à lui, nous avons eu une vue privilégiée de l’amarrage, y compris des manœuvres du pilote.
Au port, nous avons payé les frais de visa. Curieusement, il varie d’un pays à l’autre, alors que les Allemands paient un minimum symbolique, les Anglais doivent payer beaucoup. Les Espagnols sont au milieu, ni l’un ni l’autre. Ensuite, à la porte du port, il y avait une très longue file de gars qui étaient chargés dans des camions, comme du bétail, les mêmes qu’ils envoyaient en Arabie Saoudite.
Comme il faisait déjà nuit, nous avons décidé de passer la nuit à Aqaba, dans un petit hôtel du centre. Nous avons décidé de nous promener, jusqu’à ce que, errant dans la nuit, nos pas nous conduisent à la plage. Il y avait beaucoup de gens assis, des familles entières, des groupes de jeunes. Lorsque nous sommes passés devant des enfants, ils nous ont salués et nous nous sommes assis avec eux. Il s’agissait principalement d’étudiants du nord de la Jordanie. J’ai trouvé que c’étaient des gens merveilleux, très sensibles et intéressés par le monde, avec beaucoup de dignité humaine. Bien qu’ils partagent la même langue que les Égyptiens, ils n’en sont pas moins différents. Alors que de nombreux Égyptiens que j’ai rencontrés étaient incapables de parler correctement l’arabe classique, les Jordaniens en étaient parfaitement capables. C’était tout simplement un plaisir de converser avec eux.
À une heure du matin, la police est venue nous dire très poliment qu’il était interdit de se trouver sur la plage après cette heure et nous sommes partis. À mi-chemin, la police nous a rattrapés et s’est excusée…. Ils nous ont dit que nous pouvions aller où nous voulions et qu’ils nous accompagneraient pour que personne ne nous dérange. Nous leur avons été reconnaissants de leur diligence. Nous avons dû insister sur le fait que nous étions vraiment fatigués et que nous voulions dormir, afin qu’ils puissent se reposer et que leurs problèmes de conscience disparaissent. Je me suis endormie d’un doux sommeil, bercée par la pensée de la beauté de la Jordanie ! La plus belle langue… Les plus beaux hommes… et les gens les plus cultivés. Et pourtant, il me restait à découvrir toutes les merveilleuses enclaves secrètes de ce nouveau pays.

IV. Pétra

Le lendemain matin, nous partons pour Pétra. Un bus de cinq personnes : Jordi, trois Français et moi. Le paysage est plus discret que celui du Sinaï. Des deux côtés, il y avait des montagnes d’un blanc rougeâtre et d’une couleur ocre, pas très escarpées, plus caillouteuses et avec quelques broussailles éparses. Les maisons des villages que nous avons traversés ressemblaient à celles de la Tunisie, carrées, en pierre ou en béton, et généralement peintes en blanc.
Nous sommes arrivés à Wadi Musa et avons immédiatement cherché un hôtel. En négociant, j’ai réussi à obtenir un bon prix ; les quatre garçons dans une chambre et moi dans une autre chambre, seul. Nous avons laissé nos sacs à dos et avons été conduits en minibus de l’hôtel à l’entrée des ruines de la ville de Petra.
Nous avons commencé à marcher. Au début, il y avait un immense espace ouvert rempli de chevaux et d’ânes…. On avait l’impression que des milliers de touristes allaient arriver (ce qui n’était heureusement pas le cas… ou peut-être que si, mais c’est tellement grand qu’on n’a jamais l’impression d’être surpeuplé).
Après avoir traversé le champ, on pénètre dans l’embouchure de la gorge. J’avais toujours voulu aller à Petra, mais je n’avais jamais imaginé qu’elle était aussi belle qu’elle l’était en réalité… Cette gorge grandiose et imposante, de plus en plus étroite au fur et à mesure qu’elle se refermait sur moi, avec les figuiers qui poussaient comme par magie entre les rochers, des rochers aux couleurs incroyablement variées, dont les tons allaient du noir au blanc, en passant par les gris, les bleus, les verts, les roses, les rouges et les jaunes.
De temps en temps, surtout sur le côté gauche de la route, apparaissaient de petits temples carrés taillés dans la pierre, généralement avec deux petites colonnes et un simple linteau les reliant. Comme je l’ai appris plus tard, il s’agissait des maisons que les Nabatéens construisaient pour leurs dieux. Chaque petit temple abritait un dieu.
La magnifique gorge mène au Khazneh, le temple des quatre couleurs : rose pâle à l’aube, ocre à midi, orange dans l’après-midi et rose vif au coucher du soleil…. Les couleurs changeantes des pierres sont fascinantes ! On dirait que l’air se déguise en kaléidoscope et joue à combiner miroirs et objets pour ravir les sens de celui qui regarde. Ce temple avait été entièrement sculpté, ciselé dans la roche, colonnes, chapiteaux, linteaux, architraves, frises, acrotères, tympans, tout, absolument tout, taillé dans la roche, sans le moindre ajout. Le plus étonnant est de penser que les Nabatéens, cette grande civilisation sémitique qui a habité cette terre plusieurs siècles avant Jésus-Christ, pouvaient posséder la technique pour sculpter de telles merveilles dans la roche. Et quels plafonds ! La roche y a fait naître des mosaïques naturelles d’une richesse de couleurs impressionnante…
La ville commence à Khazneh. La gorge s’élargit peu à peu jusqu’à devenir une large rue, où l’on ne peut s’empêcher de regarder, car à droite et à gauche, il y a de beaux temples, des tombes fascinantes, des maisons, etc. Le tout taillé dans les pentes de ces montagnes. Je passais mon temps à ramasser des cailloux colorés sur le sol, comme si j’étais tombé sous le charme.
La route menait à l’amphithéâtre romain datant du deuxième siècle après J.-C., lorsque Trajan a soumis le peuple nabatéen. Après l’amphithéâtre, il y avait une autre série de ruines de temples et de marchés romains. Pour être honnête, je dois avouer que je n’ai pas été impressionné : comment expliquer qu’il ne reste guère plus que quelques murs isolés des temples romains et que les temples nabatéens, bien plus anciens, soient parfaitement préservés ? Et dans ce cas, comment éviter d’être aveuglé par la splendeur des monuments nabatéens au point d’être incapable d’apprécier tout autre exemple d’art à sa juste valeur ?
Le plus dur restait à faire. Une montée sur des sentiers très escarpés sur plusieurs kilomètres. Ils disaient qu’au bout du chemin, là-haut, se trouvait le monastère, la plus grandiose des constructions nabatéennes. Si c’était le cas, il fallait continuer. Enfin, nous sommes arrivés : « Ualhamdulilah » (en chrétien : Dieu merci). Le monastère était merveilleux. De dimensions impressionnantes, il avait la particularité de pouvoir monter jusqu’à sa corniche en escaladant le flanc du rocher. Quelle sensation de plénitude et de liberté ! Quelle joie de pouvoir se reposer sur un ouvrage aussi énorme ! Du sommet, on aperçoit au loin tous les temples de Pétra, petits comme des boîtes rouges.
En redescendant, nous avons voulu voir les ruines qui restaient… et nous nous sommes perdus… nous avons marché pendant une dizaine de kilomètres jusqu’à une immense tente berbère où l’on nous a offert du thé…. C’est gentil ! La pauvre dame était veuve avec six enfants. Les femmes berbères sont curieuses, beaucoup d’entre elles ont plusieurs dents manquantes et d’autres sont en or massif, elles ont aussi le visage complètement tatoué avec des signes qui en théorie sont destinés à les embellir. Je dis en théorie, car en pratique, c’est choquant.
Nous avons essayé de demander si nous allions bien et on nous a dit que nous aurions dû tourner à gauche depuis longtemps. Finalement, après avoir beaucoup supplié, j’ai réussi à convaincre le fils aîné de nous accompagner jusqu’à ce que nous retrouvions notre chemin, car, bien qu’il me l’ait expliqué trois fois, je n’avais pas bien compris….. Heureusement qu’il est venu, sinon je nous verrais sur ces petites routes jusqu’au Jugement dernier. Le fils aîné avait en fait dix-sept ans et allait se marier l’année suivante. C’est étonnant de voir à quel point les jeunes se marient ici. Je commence à leur paraître vieux… et quand je leur dis qu’en Espagne, on se marie à vingt-huit ou trente ans, ils ont l’air horrifié.
De retour sur le Buen Sendero, nous passons devant le Triclinium romain. Ensuite, l’ascension a repris. Sur l’un des paliers se trouvait la célèbre fontaine du Lion, qui n’était ni plus ni moins qu’un énorme lion sculpté dans la roche, comme s’il en sortait, avec de l’eau entrant par un tuyau dans sa queue et sortant par sa bouche… à l’époque. Aujourd’hui, il est à sec.
Au sommet de la montée, une immense plate-forme, le Rocher du Sacrifice, sur laquelle les prêtres nabatéens offraient des animaux en sacrifice à leurs dieux. Aujourd’hui, il n’y a plus de sang, mais la vue est splendide sur toutes les montagnes qui entourent Petra. De là commence une immense descente avec des milliers de marches et très raide.
Cette nuit-là, mon corps était si plein et mon âme si comblée que j’ai plongé dans l’un des rêves les plus doux de ma vie.
Parfois, je me dis que lorsqu’un être humain désire quelque chose avec une grande véhémence et qu’il occupe son esprit et ses sens de manière répétée avec ce désir, il tisse progressivement une toile invisible entre lui et l’objet de son désir. C’est peut-être à cela que nous jouions, Petra et moi.
Le lendemain matin, je voulais repartir vers Amman. Jordi et moi étions dans un taxi…. [Maintenant que j’y pense, ne croyez pas que j’avais une fortune et que c’est pour cela que j’ai toujours pu me permettre d’aller en taxi, c’est le moyen de transport le moins cher sous ces latitudes ; c’est à peine plus cher que le bus et beaucoup plus confortable]…. Quoi qu’il en soit, alors que nous étions conduits à Maan, pour prendre un bus pour Amman, le chauffeur de taxi, un homme de mon âge, m’a demandé ce que j’avais vu à Petra. « Petra ». « Seule ? « Eh bien, oui… Qu’y a-t-il d’autre à voir ? ». Et il m’a cité une série de noms. « Ah, non, je ne les connais pas ». Nous avons continué à parler d’autres choses. Il m’a proposé de rester, m’a montré la liste des lieux et a dormi dans sa maison avec sa famille.
J’ai réveillé Jordi, pour qui l’arabe devait être une musique céleste, car il dormait toujours, et je lui ai demandé ce qu’il faisait. « Je dois me rendre en Syrie dans quelques jours. Je ne peux pas rester. Bien qu’il soit bon d’avoir des compagnons de voyage, qui rendent le voyage plus agréable, comme tout le reste dans la vie, ce sont aussi des passagers. Même si tous les adieux sont tristes, parce que le cœur s’attache rapidement aux personnes qui nous sont particulièrement chères, ils sont aussi nécessaires. C’est ainsi que nous pouvons nourrir dans notre âme le rêve de retrouvailles. Au revoir Gérone. Fins a la propera !
Je suis reparti, seul face au danger, sur les routes du Moyen-Orient. Saïd m’a emmené à Shobak, qui était, avec Kerak, les deux principaux forts chrétiens pendant les croisades. Bien que moins touristique que Kerak, la forteresse de Shobak est d’une grande beauté. Des cinq étages qu’elle comptait en 1115 lors de sa construction par les Français, il n’en reste que deux, un tremblement de terre ayant détruit les autres étages au XIIIe siècle. Malgré cela, elle est pleine de surprises. On y trouve de tout, des salles de pressurage du vin aux églises, en passant par des tunnels de cinquante mètres de long qui descendent à l’intérieur de la montagne.
De là, il m’a conduit à l’Abdalía, une zone remplie d’arbres, dont je ne sais pas s’il s’agissait de chênes verts ou de chênes, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils produisaient des glands. Bien que cela puisse paraître idiot, il est surprenant et agréable de trouver une forêt au milieu de ces montagnes arides. Sur le chemin du retour vers Petra, nous avons traversé Baida, la Blanche. Le même type de maisons et de temples qu’à Pétra, taillés dans la roche, mais cette fois la roche est blanche, d’un blanc intense, parfois veinée de vert et d’ocre. C’est aussi impressionnant et beau.
Nous sommes allés chez lui. Sa femme, Ibitisam ou traduite par Sourire, âgée de vingt ans, avait déjà deux filles. J’ai trouvé choquant qu’une fille puisse être la mère d’autres filles. Nous nous sommes assis pour manger et on m’a donné un riz savoureux avec des épices…. Nous avons parlé jusque tard dans la nuit….
Lentement, ses paroles sont devenues une berceuse en arrière-plan, jusqu’à ce qu’elles se fondent dans le murmure du vent du désert…. Ce vent de sable m’avait emprisonné dans ses bras malléables et me tirait vers l’extérieur. On me retirait de force d’un endroit trop beau pour que je l’aie quitté de mon plein gré…

V. Autour de la mer Morte

Abaissez doucement vos paupières et détendez votre esprit. Activez votre subconscient. Rappelez-vous ces temps passés où l’humanité se résumait à quelques tribus. Rappelez-vous au bord de quelle mer nous jouions à …. Elle était très salée et s’y baigner était un vrai plaisir car on flottait comme si c’était un plaisir ?
Aujourd’hui, après mon voyage, je suis revenu caresser ses eaux. Cette « Bajar Almait » ou Mer Morte est différente de toutes les autres mers que j’ai pu voir dans ma vie. L’énorme salinité de ses eaux rend impossible toute trace de vie animale ou végétale dans ses profondeurs.
Elle est si dense que lorsque vous lancez une pierre du haut d’une petite falaise avec toute la force de votre être pour qu’elle aille le plus loin possible, il se passe quelque chose d’étrange. Il se passe quelque chose d’étrange. Dès que la pierre entre en contact avec l’eau, vous perdez tout sens de la réalité. L’eau ne se met pas immédiatement à vibrer et à projeter des cercles concentriques dans le ciel, elle prend son temps. Elle avale d’abord la pierre, je suppose qu’elle la pèse, la caresse, la fait mesurer par ses experts et analyse sa composition chimique, puis se décide lentement. Décider de la réaction à adopter.
Pendant ce temps, assis au bord de la falaise, enveloppé d’une chape d’angoisse, on attend de voir quand l’eau va danser… Jusqu’à ce qu’un peu plus tard, et très lentement, l’eau commence à monter autour de l’endroit où elle a avalé la pierre… Et après la crête, vient la chute, suivie d’une nouvelle montée. Peu à peu, la surface spéculaire se transforme en petites collines cendrées qui restent, qui restent indélébiles, architectes d’un équilibre compliqué, pendant des instants éternels. Une surface transformée en plis pierreux qui ne semblent pas vouloir partir.
Tout près de la mer Morte, à l’intérieur des terres, d’immenses jets d’eau chaude jaillissent des rochers et tombent en forme d’immenses cascades jusqu’à toucher le sol. Se tenir sous ces colonnes cristallines, c’est supporter de lourdes avalanches. Mère Nature vous récompense en vous offrant des saunas naturels encastrés dans la roche, où vous pourrez vous reposer et régénérer vos membres estropiés. De ce lieu paradisiaque appelé Hamamat Main, des masses d’eau bouillonnantes s’écoulent en direction de la mer sans vie qui vous attend à une dizaine de kilomètres. Des amoureux passionnés à la recherche des eaux salées.
Et lorsqu’elles atteignent la mer, la nature leur a préparé de petits bassins creusés dans la roche, où elles peuvent se reposer et prendre leur dernier souffle avant de se jeter dans le grand bassin salé. Ces eaux, en raison de leur température élevée, et la mer Morte, en raison de sa forte salinité, pourraient sembler être des messagers de la mort, et pourtant c’est un sentiment de douce plénitude qui déborde de notre âme lorsque l’on se laisse bercer par son manteau.
L’endroit que je vous décris, où les deux courants se rencontrent, j’ai pu le trouver grâce à un garçon. Je l’avais agressé un midi à Amman, le suppliant de m’emmener à la frontière israélienne. Il m’a emmené, mais lorsque nous sommes arrivés, la frontière était fermée.
Plus tôt dans la journée, j’avais fait patiemment la queue au ministère jordanien des affaires étrangères, dans une cabane érigée dans ses jardins, qui sert de « représentation palestinienne » et où l’on est censé obtenir un visa pour se rendre dans les territoires occupés. Je pense que l’atmosphère étouffante qui règne dans cette file d’attente est une tentative subliminale de vous décourager d’y aller. Cependant, mon impatience de voir la Palestine historique était si grande qu’aucun obstacle n’aurait suffi à me dissuader.
Pendant que je faisais la queue, j’avais entendu des rumeurs selon lesquelles le poste frontière était fermé à midi, une heure, trois heures, cinq heures et huit heures. Comme toujours dans ces régions, personne ne sait jamais exactement quelle heure il est. Une phobie inconsciente du temps qui passe.
Quand, après avoir traversé la masse, j’ai réussi à obtenir mon petit bout de papier vers midi, j’ai couru jusqu’au centre, jusqu’à la gare routière. Il n’y avait plus rien et j’ai agressé un jeune chauffeur de taxi. Avec les armes aiguisées d’une femme, c’était un jeu d’enfant de le convaincre de me prendre en charge. Il n’y avait qu’une heure et demie de route. Nous sommes arrivés à trois heures. Alors que je m’approchais du poste frontière, les deux policiers m’ont regardée d’une manière étrange, comme s’ils pensaient : « Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Ils avaient fermé à 13 heures. Impossible de les convaincre.
Et maintenant, que faire ? Il n’y avait pas un seul hôtel dans toute la région. Le plus proche était à Amman… o… « à la Mer Morte… Ce serait un péché pour toi de partir d’ici sans te baigner dans les eaux de cette belle mer ». « Qu’est-ce que tu vas faire, Muna ? Tu dois attendre jusqu’à demain. Tu ne peux pas passer aujourd’hui. « La mer Morte est-elle très loin d’ici ? « Non, elle est très proche. « Tu peux m’amener plus près et je resterai là ? ».
Nous traversions des vergers sur les rives du Jourdain… Jusqu’à ce qu’au loin, un épais nuage d’air condensé s’élève devant nos yeux. « C’est la mer. Peu après, nous avons été arrêtés par la police. Soit nous payons la somme demandée, soit nous ne pouvons pas continuer… Si le revêtement de la route avait été bon, on aurait pu se consoler en se disant « rien, comme les péages dans mon pays », mais la route était comme des chèvres ; la pauvre voiture sautait sans cesse vers l’infini à cause des nombreux nids-de-poule dans le revêtement. J’ai voulu payer et il ne m’a pas laissé faire. Il l’a fait.
Nous avons commencé à longer la mer par une route étroite, entre les montagnes et la petite falaise qui allait tomber dans la mer. Des eaux majestueuses enveloppées dans un nuage d’ouate. C’est irréel. Magnifique. « Où allons-nous ? » « Je veux te montrer mon endroit préféré. Et c’est là qu’il m’a emmenée. Comme par hasard, j’avais passé la journée de la veille à ces chutes d’eau chaude dont je vous ai parlé, sans avoir la moindre idée que le destin me montrerait le lendemain précisément l’endroit de la mer Morte où ces eaux se jetteraient.
Nous étions massés par les deux eaux : dès que nous nagions dans la mer de sel, dès que nous en sortions pour nous asseoir dans ces bassins de roches et de feu pour dessaler et nous détendre.
Lorsque le soleil se dirigeait vers les montagnes palestiniennes, là, de l’autre côté de cette mer, nous avons décidé de grimper sur une petite falaise pour l’admirer. C’est là que, tandis qu’il jetait ses pierres dans la mer, je m’émerveillais de l’immobilité majestueuse avec laquelle l’eau lui répondait.
Il a levé le bras pour la énième fois, la pierre a gémi dans sa main raidie, il s’est retourné et l’a lancée. Il réfléchit quelques dixièmes de seconde et dit : « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Bonne question. « Je vais rester ici et dormir. » « C’est interdit, il faut quitter les plages avant le coucher du soleil. Vous ne pouvez rester que dans cet hôtel que nous avons croisé quelques kilomètres plus loin. » Bien que je n’aie pas une grande expérience des hôtels, il m’a suffi de compter les cinq petites étoiles sur mon passage pour en déduire qu’avec ce qu’il me restait de budget, je pouvais difficilement me l’offrir. « Pas l’hôtel. Le silence. Il s’est accroupi et son regard s’est perdu dans l’horizon. Je fis de même et me laissai emporter par la beauté du soleil couchant. Entre deux perceptions, mon esprit réfléchi a demandé de l’aide, puis s’est tu. J’ai assisté à l’un des plus beaux couchers de soleil de ma vie.
Il se leva, leva à nouveau le bras et, alors qu’il lançait la pierre, ses pensées me parvinrent sous forme de mots. « Si tu veux retourner à Amman, reste chez moi, et demain je te ramènerai à la frontière. Je l’ai regardé et j’ai souri.
Je suis entré dans sa maison. Ils ne savaient pas qui j’étais, ni d’où je venais, mais cela ne semblait pas important. L’essentiel était qu’un invité était entré dans sa maison et qu’il fallait la distraire. Je me suis assise sur des coussins dans la cour. Autour de moi, en cercle, sa famille : parents, frères, beaux-frères, beaux-frères et beaucoup, beaucoup d’enfants.
Immédiatement, une petite table basse a été placée devant moi, chargée de ces délicieux mets arabes. C’est le paradis des végétariens. Du houmous fraîchement préparé, cette pâte de pois chiches dont la texture se situe entre la crème et le pâté, que l’on enduit d’huile d’olive et que l’on déguste en transformant astucieusement un morceau de pain en cuillère avec les mains et en le trempant dedans. Le mutabbal et le ful, semblables aux précédents, mais composés respectivement d’aubergines et de fèves. Falafel, petites boules de pois chiches et de persil, panées et frites ; à mi-chemin entre les croquettes et les boulettes de viande, mais avec un goût très particulier. D’exquises courgettes et aubergines farcies de riz. Des petites assiettes avec des olives et toutes sortes d’épices que l’on mange en trempant d’abord le pain dans l’huile et ensuite dans l’assiette correspondante. Lourd pour ces heures tardives de la journée, mais délicieux.
Sa famille était charmante. Ce sont tous des Palestiniens qui vivent ici depuis la guerre de 67. Son père avait l’air d’un grand patriarche, père de six fils et de sept filles, un vrai « jadsh ». « Jadsh » est le titre socio-religieux le plus élevé qu’un musulman puisse recevoir et qu’il obtient après un pèlerinage à La Mecque. Le père d’Ibrahim avait déjà fait deux pèlerinages à la Mecque, ce qui l’assimilait à un saint pieux. La mère, qui n’avait probablement pas plus de cinquante-cinq ans, en paraissait soixante-dix ou soixante-quinze. C’est le triste sort des femmes musulmanes de cette génération, d’avoir autant d’enfants que possible et de travailler si dur que leur corps est en proie à la difformité.
Ce n’est que lorsque j’ai eu fini de manger qu’ils ont osé goûter les restes. Heureusement que je n’ai pas suivi le dicton espagnol « en casa del pobre reventar y que no sobre », sinon les pauvres. J’avais insisté pour qu’ils mangent avec moi et comme seule la mère avait un morceau à manger, je pensais que les autres auraient déjà mangé. Je ne connaissais pas la coutume arabe selon laquelle seuls l’invité et les personnes les plus âgées de la famille ont le droit de manger en premier. Les autres doivent attendre les restes, s’il en reste.
J’ai dormi dans la chambre des filles. C’est un système pratique. Les mêmes tapis sur lesquels elles s’assoient pendant la journée sont leurs tapis de couchage la nuit. Elles n’ont qu’à sortir les couvertures de derrière la porte et les étaler sur les matelas, et en un clin d’œil, vous avez fait quinze lits.
Le matin, alors que nous nous apprêtions à sortir, sa petite nièce s’est approchée de moi et m’a mis un petit sac dans les mains. La combinaison de couleurs était un peu criarde, avec des roses, des jaunes et des ors, mais le visage heureux et l’affection avec laquelle elle me l’a donné m’ont adouci le cœur. Je l’ai prise dans mes bras et lui ai fait un gros câlin.
Cette fois-ci, le poste frontière n’était pas un terrain vague comme la veille, mais était rempli à ras bord d’immenses files de voitures. Nous avons garé sa voiture et avons continué à marcher. « Bien qu’il y ait encore deux kilomètres avant la frontière, nous y arriverons plus vite si nous marchons. Et je l’ai suivi, mon beau sac à dos sur l’épaule. Nous avons dépassé toute la file de voitures mourantes, dont on aurait pu croire qu’elles faisaient la queue devant une casse. Ibrahim s’est adressé au policier qui faisait la queue et m’a fait signe de le suivre. Après trois cents mètres de marche solitaire, la première voiture qui passait nous a arrêtés et nous a gentiment conduits à la frontière.
La frontière était une gare routière où l’on achetait son billet, où l’on faisait tamponner son passeport, où l’on montait dans un bus et où l’on attendait. J’ai dit au revoir à Ibrahim et je me suis préparé à attendre. Au moment où le bus allait démarrer, je l’ai vu revenir en courant. « Qu’est-ce qu’il y a, j’ai oublié quelque chose ? J’ai demandé au chauffeur de m’ouvrir une seconde et je suis descendue : « C’est pour toi, j’ai oublié de te le donner ». Et, comme le matin, il m’a planté une barrette rose et or entre les mains. Pour tout vous dire, je n’aurais jamais cru que les gens d’ici seraient aussi gentils. J’ai dit « Alf shokran » (merci beaucoup) et je suis remontée dans le bus.
Il s’agissait du passage de la frontière du célèbre pont du roi Hussein pour les Jordaniens et d’Allen-by pour les Israéliens. Mon esprit théâtral l’avait toujours imaginé comme un pont de cinéma, grand, large, avec des policiers des deux côtés et sous lequel les eaux du légendaire Jourdain s’écoulaient majestueusement. Mais non. Vous montiez dans le bus, il roulait le long de petites routes, y compris un petit pont branlant au-dessus d’un minuscule ruisseau, et peu de temps après, il atterrissait à une autre gare routière et vous étiez en Israël – enfin, non, en fait, vous arriviez à une autre gare routière en Palestine occupée par Israël, et non en Israël.

 

VI. La Mer Sainte

 

Vous souvenez-vous du nombre d’êtres de lumière, arabes et juifs, qui ont habité ces terres sémitiques dans la nuit des temps ? Lorsque le monde vivait encore dans des grottes, sur ces terres sémitiques (et j’entends ces terres sémitiques au sens large… de la Méditerranée à l’océan Indien), la lumière brillait d’un éclat splendide. Parfois, je m’amuse à me rappeler comment nous vivions autrefois. La vie était plus détendue qu’aujourd’hui, plus harmonieuse, mais il y avait toujours des moments difficiles. Bien qu’Ibrahim, notre grand patriarche Abraham, ait été incontestablement un être de lumière, je me souviens avoir beaucoup pleuré lorsqu’il a conduit sa femme Agar et leur fils Ismaël dans le désert. Je craignais qu’ils ne survivent pas. Dieu merci, ils s’en sont sortis et Agar a pu devenir la grand-mère du peuple arabe.
Un autre souvenir qui me vient à l’esprit est celui de l’époque où nous faisions partie des Esséniens. J’ai rencontré un homme merveilleux du nom d’Aisa, notre vénéré Jésus, qui s’est immédiatement distingué par l’immense pureté de son aura. Un autre être de lumière.
C’était étrange d’être à nouveau ici, après tant de siècles passés à visiter ces régions uniquement avec mes souvenirs. Tant de choses ont changé ! Du ciel, on ne voit plus de tentes bédouines partout, mais des taches de tissus colorés. Certains sont blancs et bleus, d’autres blancs, noirs, rouges et verts. Les premiers semblent être des drapeaux israéliens, les seconds des drapeaux palestiniens.
En effet, ce n’est qu’après avoir quitté la gare routière du poste frontière israélien que commence une série de postes de contrôle de la police, avec leurs insignes multicolores, le tout au milieu de routes désertes bordées par le néant. D’abord un point de contrôle israélien, puis un point de contrôle palestinien. Peu après, nous avons traversé un petit village rempli à ras bord de drapeaux palestiniens et de palmiers. Cela commençait à m’agacer et j’ai demandé : « Où sommes-nous ? « En Arija ». « Arija, Arija… mmmm…. Ah, bien sûr, Jéricho. Nous traversons la capitale du territoire récemment déclaré sous jurisprudence palestinienne ». Je fis part de ma découverte aux touristes qui voyageaient avec moi, car ils avaient la même expression de confusion et d’hallucination sur le visage que moi quelques instants auparavant, et ils étaient très heureux. Peu de temps après, un autre stand palestinien, puis un autre israélien. Là, je n’ai même pas demandé, j’ai simplement expliqué aux gens que nous entrions à nouveau en Israël. « Adieu, Jéricho, petit morceau de ma terre palestinienne !
En un clin d’œil, nous nous sommes retrouvés à Qods, la ville sainte, Jérusalem. C’est une ville que je n’avais jamais imaginée auparavant et c’est peut-être pour cela qu’elle m’a tant impressionné. Essayons de reconstituer mon expérience. Prends-moi par la main et laisse-toi aller. Vous venez de quitter Jéricho et vous trébuchez dans votre voiture au milieu d’une foule de gens dans des rues étroites où passe à peine une voiture… pleins d’Arabes qui vendent, achètent, s’assoient sur les trottoirs, discutent à la porte des boutiques… les femmes dans leurs longues robes et les hommes dans leurs djellabas… tous couverts jusqu’aux dents au milieu de l’été… « Où suis-je ? ». « A Quds, à Jérusalem », répondent-ils. On se demande s’il ne s’agit pas de la même ville que celle que les Israéliens revendiquent comme capitale. « Les Juifs ? Mais c’est la ville la plus arabe que j’aie jamais vue. Ce n’est pas possible. Je dois rêver. « Vous ne rêvez pas. Attends, tu n’as pas encore vu le meilleur ».
Soudain, des jardins verdoyants remplis de fleurs et de palmiers s’étendent devant vous et, au-delà, des murs blancs. Vous pouvez déjà regarder à droite ou à gauche, les murs touchent l’infini. Ils dégagent une harmonie ineffable. Leurs pierres rivalisent de richesse picturale avec les nuages du ciel. Elles semblent faire partie d’un équilibre compliqué de rectangles parfaits… Suspendues dans les airs par de fins fils, chacune semble avoir une place préétablie dans ce concert de symétries. Et l’on peut marcher le long de leurs jupes sans y trouver la moindre tache, le moindre pli. Satin d’un éclat constant, interrompu seulement par l’incision majestueuse de sept portes. Les sept entrées de la ville sacrée.
La plus splendide d’entre elles, si l’on peut désigner un vainqueur parmi des choses toutes aussi belles les unes que les autres, est la Bab Alamut ou porte de Damas. « Quand on la franchit, serré entre les hommes, et que l’on entre dans la ville, avec ses rues étroites bordées de boutiques et d’échoppes de part et d’autre, avec ses maisons basses et blanchies à la chaux… n’a-t-on pas l’impression d’entrer dans un parc d’attractions ? Tant d’agitation, de marchands ambulants, de fruits colorés, de légumes, de bonbons, de friandises et d’autres marchandises vous absorbent… et absorbé comme vous l’êtes, il est facile de trébucher sur une marche et de trébucher, alors faites attention. Dans cette Cité des Tremplins, il n’y a pas de voitures, pas de modernité. Le temps ne s’écoule pas… L’âme, elle, vole ».
Vivre ici peut être un paradis ou un enfer, selon qui vous êtes. Permettez-moi de vous en parler. À l’intérieur de ces murs médiévaux, de nombreuses religions et races différentes coexistent. Tout d’abord, la ville est divisée en deux parties, tout comme Berlin, la capitale de l’Allemagne, l’était entre la Seconde Guerre mondiale et la chute du communisme, et Qods est divisée en quatre parties : une chrétienne, une musulmane, une arménienne et une juive. En flânant dans ses rues, vous remarquez où ça sent l’argent et où ça sent la pauvreté ? Souvent, les maisons du quartier musulman sont détruites comme par enchantement et le lendemain, un juif se présente à la porte pour acheter la maison – une façon ignoble de racheter la ville, vous ne trouvez pas ? J’aimerais pouvoir être plus juste et dire des choses merveilleuses sur les Juifs, mais… malheureusement, j’ai passé trois jours à me promener dans cette belle ville et à parler à ses habitants… et pour beaucoup d’Arabes, elle est lentement devenue un enfer.
Et dire qu’il s’agit de deux peuples si semblables, dont les langues proviennent d’une mère commune, et qui éprouvent pourtant une telle haine mutuelle qu’elle s’insinue dans votre corps à chaque bouffée d’air ! Il est triste que ces deux peuples aient en eux la même prédisposition à la haine.
Même le fait de prier devant le même mur ne les a pas rapprochés. Si, lorsque nous prions, nous tirons des flèches de notre cœur vers le ciel et les dirigeons vers les divinités, qui sont théoriquement l’amour, alors les traces laissées par les flèches devraient être des traces vibrantes d’amour. Or, bien qu’ils prient le même Dieu sur le même mur (car le Yahvé juif est le même Dieu que l’Allah musulman et le Dieu chrétien), leurs flèches semblent être de lourdes pierres qui s’évitent, qui luttent pour ne pas se croiser, que…. Pourquoi agissent-elles ainsi ? Parce que sur cette belle Terre, celle de la Palestine historique, l’Histoire, l’Histoire avec une majuscule, a été déformée pour la priver de sa justice… Espérons que si la justice historique est d’abord rétablie, le même Dieu de toutes ces religions sœurs parviendra enfin à les unir, et ne sera pas une nouvelle cause de discorde entre elles.
Certains, les juifs, prétendent que le mur devant lequel ils prient ou, semble-t-il, devant lequel ils se lamentent (car ils se tiennent debout, se balançant d’avant en arrière, tout en se frappant la tête contre lui en signe de pénitence) est le dernier vestige de ce que les juifs prétendent être le temple du roi Salomon.
Mais, d’une part, cette pauvre ville a été rasée deux fois depuis – par le Syrien Tiglathphalasar et le Romain Titus – et assiégée et mortellement blessée à d’innombrables reprises. Comment croire que ce morceau de mur est l’original ? Pourquoi le défendre jusqu’à la mort ? Un groupe de pierres vaut-il plus que la vie d’êtres humains ? Mais… et, d’autre part, rien (en termes de fouilles archéologiques) et personne n’a pu prouver, preuves irréfutables à l’appui, que Salomon a réellement vécu là… Personnellement, j’accorde plus de crédibilité à la thèse selon laquelle Salomon a vécu (et l’Ancien Testament s’est déroulé) à Asir, l’actuelle Arabie Saoudite.
Les autres, les musulmans, contrôlent la mosquée du Rocher, avec son magnifique dôme doré, entourée de jardins, deux fois moins grande que l’ancienne Jérusalem, et entourée de murs. L’un de ces murs s’appuie sur le mur des lamentations, mais il semble que leurs lamentations s’évitent mutuellement, sans jamais se rencontrer. Les musulmans affirment que cette magnifique mosquée, construite par Abu al-Malik en 691, repose sur la pierre d’où Mahomet s’est élevé vers le ciel. C’est donc, après La Mecque et Médine, le troisième lieu saint de l’islam.
Mais attention, Mahomet est mort en 632 dans ce qui est aujourd’hui l’Arabie saoudite, très loin de Qods. Et comment expliquer qu’il ait fait tout ce chemin pour monter au ciel ? C’est un peu un détour, non ? Je ne sais pas qui a le dessus en matière d’inventivité, les juifs ou les musulmans ?
Mais attendez, je ne vous ai pas encore dit le plus beau. Dans la partie chrétienne de la ville, toutes dans le même style de belles maisons basses, à un ou deux étages, peintes en blanc, se trouve l’église du Saint-Sépulcre. C’est un autre témoignage de ce que l’imagination humaine peut créer, non seulement en raison du mélange des religions, chacune revendiquant sa propre supériorité, des Grecs orthodoxes aux Arméniens, en passant par les Syriens orthodoxes, les catholiques et les pères franciscains, chacun avec ses habitudes et ses soutanes différentes, marquant sa touche de distinction particulière… mais aussi en raison de son architecture unique.
En entrant sur la droite, des escaliers mènent au premier étage, dont on dit qu’il a été construit sur le mont du Calvaire. On peut même passer la main par un trou et toucher une veine de la roche d’origine.
Si vous redescendez, revenez à l’entrée et de là, tournez à gauche, vous arrivez dans une grande salle circulaire, au milieu de laquelle se trouve un tombeau. On dit que l’emplacement de ce tombeau coïncide avec l’endroit où Jésus a été enterré. Si vous vous souvenez de ce qui est dit dans la Bible, on l’a descendu de la croix sur la montagne et on l’a mis dans un sépulcre-caverne au pied de la colline suivante. Conclusion : ils ont construit l’Église sur les deux collines, polissant les montagnes quand elles gênaient et les laissant quand c’était intéressant pour la mémoire digne de confiance de la postérité.
D’autres questions m’étonnent : comment savoir de quelles montagnes il s’agissait et où elles se trouvaient ? Pourquoi les charger et construire à leur place un temple aussi artificiel, où chaque culte vend ses croyances comme les vraies et les seules ? N’est-ce pas Jésus qui, dit-on, a chassé les marchands du temple, en disant que dans la maison de son père il n’y avait pas de commerce ?
Je ne doute pas que Salomon, Mahomet ou Jésus aient été des êtres de lumière, des êtres merveilleux, oints de la lumière divine de Dieu, mais mon cœur se serre quand je vois que des hommes sont incapables de se considérer comme les enfants d’un même Dieu et qu’ils se battent à mort pour défendre leur propre part de réalité. Comme si leur vision du monde était la seule vraie… Alors qu’en fin de compte, seule l’humanité entière peut percevoir la totalité de la divinité… Votre petit morceau de divinité, plus le mien, plus celui de l’autre, plus celui de l’au-delà, qu’il soit chrétien, juif, musulman, athée ou agnostique (comme moi) ; seule la somme de tous ces petits morceaux peut nous montrer le vrai visage de Dieu.
Détendez vos membres… respirez profondément… imaginez une fumée bleue qui entre par la plante de vos pieds et qui, à chaque inspiration, monte progressivement dans votre corps, le purifiant et éliminant toute tension qui pourrait s’y trouver… Lorsque vous avez nettoyé tout votre corps, essayez de garder cette sensation d’être enveloppé dans une bulle bleue…
Maintenant, concentrez-vous… La concentration est le seul instrument dont nous disposons pour détendre l’esprit… Ancrez le bateau de vos pensées à votre cœur… Écoutez et sentez les battements de votre cœur jusqu’à ce que vous fusionniez avec lui… Gardez votre esprit ancré là, ne le laissez pas dériver ; s’il fait naufrage, remettez-le à flot….
Une fois que nous avons libéré notre être des tensions de notre corps et des errances de notre esprit, et que tous deux sont au repos, nous pouvons essayer de laisser notre âme quitter le corps à la recherche de l’Infini…. Méditons donc…
Es-tu venu rejoindre Dieu dans ta méditation ? Et qu’il vous a murmuré tendrement à l’oreille qu’il est possible de s’unir à lui où que vous soyez sur la surface de cette terre. Dieu, le Sacré, le Divin, la Terre-Mère ou Pachamama, l’Ineffable, ne sont pas seulement dans cette Église ou près de ce Mur, ils sont d’abord dans l’âme de chaque être humain et c’est là qu’il faut apprendre à chercher leur présence.
Viens, donne-moi encore la main, volons. Maintenant que nous nous élevons au-dessus des toits de Qods, nous pouvons clairement voir ses magnifiques bâtiments monochromes….. Le blanc est le roi de cette ville. Vous avez remarqué que les murs de la ville forment un cercle presque parfait ? Là, au nord, se trouve la porte par laquelle nous sommes entrés, la Bab Alamut. En tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, au pied des murailles orientales se trouvent les pentes du mont des Oliviers ?
La vue d’ici n’est-elle pas magnifique, avec au premier plan la coupole dorée de la Mosquée du Rocher et derrière elle, le reste de la ville… une myriade de points blancs… As-tu vu le nombre d’oliviers qu’il y a ? On dit que Jésus a passé ses dernières heures avant d’être exécuté à côté de celui-ci.
Vous voyez cette énorme route qui longe la partie ouest du mur et qui continue tout droit jusqu’à ce qu’elle se perde dans l’horizon ? C’est ce qu’on appelle la ligne verte, la ligne qui, comme le mur de Berlin dont j’ai parlé plus haut, sépare les bons des méchants. À droite, le côté palestinien ; à gauche, le côté israélien. Depuis qu’Israël a déclaré Jérusalem capitale de son État en 1980 et annexé Qods, Jérusalem-Est (une annexion qui contrevenait et continue de contrevenir au droit international), cette séparation physique n’existe plus.
Néanmoins, des mondes les séparent encore. Bien que tous les panneaux soient désormais écrits en hébreu, même dans la partie musulmane, l’ensemble de Jérusalem-Est, toutes ces rues étroites que l’on traverse en entrant dans la ville et qui entourent l’enceinte fortifiée, sont indubitablement arabes. Jérusalem-Ouest, la partie israélienne, bien qu’elle soit elle-même un océan de contrastes, surtout à la tombée de la nuit, conserve toujours la touche inimitable de la sobriété juive.
Avec les premiers rayons sombres de la nuit, Jérusalem-Est meurt, ses rues deviennent des mers de noirceur, tandis que Jérusalem-Ouest commence à revivre. Dans le centre, toutes les rues commerçantes sont éclairées. À côté du centre, dans le Russian Compound, le quartier de la vie nocturne de la ville, d’immenses foules de jeunes gens se rassemblent. Comme dans n’importe quel autre lieu de fête en Occident, mais habillés de façon si extravagante qu’on se croirait au carnaval.
Dans une autre partie de la ville, également très proche du centre, se trouve Mea Sharim, le quartier juif orthodoxe. C’est un véritable spectacle que de se promener dans ses rues à la tombée de la nuit. Elles sont pleines d’hommes, tous vêtus de noir, avec leurs chapeaux noirs en forme de bassin et ces deux boucles de cheveux qui pendent et couvrent les deux oreilles… Et leurs femmes, complètement couvertes… Elles doivent même porter des bas en plein été… C’est impressionnant… On dirait des fantômes dans la nuit.
Comme il est difficile de réconcilier deux mondes apparemment inconciliables, surtout quand il y a tant d’intérêts en Occident pour que ces deux mondes ne se réconcilient jamais… et comme il serait facile de les réconcilier avec l’amour dans le cœur et la légalité internationale et la justice historique dans l’esprit !
La Cisjordanie est appelée en arabe Daffa algarba : la Cisjordanie. Cette terre, située sur la rive occidentale du Jourdain, s’étend en un haut plateau jusqu’à une quarantaine de kilomètres de la mer, où elle descend en pente douce. Qods/Jérusalem ressemble à une goutte d’eau pénétrant ce plateau.
Un matin, j’ai décidé de visiter Bethléem, en arabe Baitallahem, un nom qui signifie la maison du pain, une petite et belle ville palestinienne située au sommet et sur la pente d’une montagne à quelques kilomètres au sud de Quds/Jérusalem et faisant partie de la Cisjordanie occupée. Une petite ville charmante avec ses maisons blanchies à la chaux et sa grande église qui domine tous les toits. Sur le chemin du retour vers Quds/Jérusalem, point de contrôle de la police sur la route. Inspection inéluctable de chaque véhicule et de chaque personne.
L’après-midi, j’ai pris la direction du nord, vers la Cisjordanie. Dès que j’ai quitté Jérusalem, la montée commence. À chaque virage, la vue devient plus spectaculaire…. Au pied d’une pierre précieuse qui s’estompe dans les couleurs de l’après-midi jusqu’à devenir un minuscule point dans l’infini. La route serpente le long du plateau de Cisjordanie jusqu’à Ramallah, une autre belle ville palestinienne, toute de blanc vêtue.
Je me demande pourquoi elle s’appelle Ramallah, ou ce qui revient au même : Dieu s’est incliné. Peut-être parce qu’elle est située au bord du plateau et que, devant elle, la terre se prosterne, se courbe et se penche vers la mer. Les soirs de beau temps, si l’on regarde vers l’ouest depuis ses collines, on peut apercevoir des parcelles de mer à travers la brume.
Ramallah est le centre politique et universitaire palestinien et abrite de nombreuses familles palestiniennes bien établies, ainsi que de nombreuses personnes qui vivent à l’étranger et ne l’utilisent que comme résidence d’été. Dans cette petite ville perdue de Cisjordanie, j’ai vu les plus luxueuses demeures que j’aie jamais vues de ma vie et j’ai rencontré un couple palestinien, chez qui j’ai séjourné, qui est l’une des personnes les plus charmantes que cette terre m’ait données. Comme elle m’a traitée avec tendresse ! En quelques heures, nous sommes devenues des âmes sœurs.

VII. Les fleurs de la Méditerranée

Si nous sautons dans le vide depuis les collines de Ramallah avec une perche en caoutchouc en direction de la mer, nous atterrissons sur les rives de la mer dans une mer de contrastes. Je veux parler de Tel Aviv et de Jaffa, situées côte à côte sur les rives de la Méditerranée. Tel Aviv, seule capitale d’Israël reconnue à ce jour par la quasi-totalité de la communauté internationale, ville moderne, avec ses immeubles à étages, ses centres commerciaux, ses bons restaurants, défile parallèlement à une longue plage. Jaffa, l’ancienne ville portuaire palestinienne, avec ses maisons basses blanchies à la chaux sur une colline surplombant le port, ressemble à un crochet argenté qui s’avance dans la mer.
Le quartier de Jaffa qui fait face à Israël est devenu un quartier bohème très prisé où la crème des artistes juifs s’est réfugiée pour trouver l’inspiration. La vue est si belle qu’ils sont sûrs de la trouver. Mais d’un autre côté… Combien de familles palestiniennes avez-vous rencontrées qui ont été chassées d’ici et reléguées dans des camps de réfugiés et pour qui cette vue restera à jamais ce crochet rouillé avec lequel elles se piqueront chaque fois qu’elles oseront ouvrir leur botte de souvenirs !
Pour aller à Gaza, j’ai dû retourner à Jérusalem et de là, je suis parti dans la voiture officielle de l’ambassade d’Espagne, avec les drapeaux et tout le reste, et avec les voitures de police qui nous ouvraient la voie. Le consul était un ami et, profitant du fait qu’il devait rendre visite à Arafat, il m’a emmené là-bas. Mais puisque nous sommes à Jaffa au bord de la mer, pour ne pas vous faire faire un détour, imaginez que nous nous asseyons sur une vague et que les eaux nous emportent vers la mer jusqu’à ce que nous soyons soigneusement déposés sur le sable immaculé des belles plages de Gaza.
Vous savez, j’ai vu le monde, mais je crois que je n’ai jamais vu d’aussi belles plages. Entre le fait qu’en raison de leurs traditions (et à Gaza, ils sont extrêmement attachés à leurs traditions), ils ne se baignent pas et qu’en raison de l’Intifada, ils n’ont pas pu mettre les pieds sur la plage depuis des années, leur sable est de l’or pur – ils font même pousser des fleurs au milieu du sable !
La bande de Gaza, Kitaa Gazza, est un minuscule territoire d’environ quarante kilomètres de long et douze kilomètres de large, aussi vert et fleuri que la Vega Baja d’Alicante. Ses trois villes, toutes trois bordant la mer, sont du nord au sud : la capitale Gaza, Khan Younis et Rafah, qui borde le Sinaï égyptien (le cercle se referme peu à peu), bien que la bande elle-même soit divisée en cinq gouvernorats (Gaza Nord, Gaza, Deir el-Balah, Khan Younis et Rafah).
Il est curieux qu’il s’agisse en principe de l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète (près de 2 000 habitants au kilomètre carré), et pourtant, lorsque vous marchez le long de ses routes, vos yeux ne perçoivent que des champs irrigués, des vergers et des serres. « Et les êtres humains, où sont-ils ?
Entassés dans des camps de réfugiés. Au nord de la capitale Gaza, il y en a deux : Shati, côtier, au bord de la mer, et Jabalia, montagneux, à l’intérieur des terres ; à Khan Younis, un autre, immense ; et Rafah a été dès le début, depuis sa création en 1949 pour s’occuper des 41 000 réfugiés de la première guerre israélo-arabe, un camp de réfugiés.
À Khan Younis, j’ai vécu quelque temps avec Ismail Elfaqawi, un ami très cher que j’ai rencontré en 1992, alors que j’étais étudiant en cinquième année d’économie et qu’il préparait une maîtrise en littérature anglaise, le tout à Édimbourg, en Écosse. Pendant l’année où Ismail était absent, sa fougueuse épouse, Um Wisam, s’est occupée des huit enfants de cette merveilleuse famille : Hanan, l’aînée, qui avait presque mon âge ; Wisam ; Afaf ; Meisoon ; Mahmoud ; Sharaf ; Muhammed ; et la petite Rajaa.
Il est difficile de voir que presque toutes les familles de huit, dix ou douze enfants vivent dans de petites maisons avec deux pièces, un salon et une cuisine. Le luxe occidental d’une chambre pour chaque fils ou fille est impensable ici. L’Intifada a construit un mur géant de ciment et de silence autour de Gaza. Sept années d’isolement ont contraint les habitants à chercher les clous, aussi chauds soient-ils, auxquels s’accrocher pour survivre. Et quel refuge pour l’être humain quand la vie est étouffante, si ce n’est Dieu ! Ce qui est triste, c’est que ces pauvres êtres qui, dans leur recherche désespérée de Dieu, ont été manipulés par l’establishment religieux. La loi islamique est revenue à Gaza et, avec elle, le fanatisme dans sa forme la plus virulente. Alors qu’il y a huit ans, les femmes pouvaient s’habiller comme elles le souhaitaient, aujourd’hui, c’est le retour à l’enfer. Même si je portais un voile et une jupe qui descendait jusqu’aux chevilles, j’ai été verbalement lapidée jusqu’à l’ahurissement simplement parce que je portais une chemise qui descendait jusqu’aux coudes.
Mais cela ne m’a pas empêchée d’être extrêmement heureuse du temps que j’ai passé avec la grande famille Elfaqawi. Nous sommes même allés à la plage avec Hanan et je lui enseignais le yoga… Quelle intense sensation de bonheur total quand on combine le bien-être du corps par le yoga avec le bien-être de l’âme par une belle amitié et de beaux paysages !
Moi, malgré toutes les douleurs et malgré le fait que l’Occident a investi des milliards pour tuer dans l’œuf les mouvements démocratiques arabes et a nourri à la fois l’extrémisme islamiste et les régimes, monarchiques et républicains, corrompus et très peu démocratiques, je continue, à proprement parler, à dire au monde que les peuples arabes ont de la lumière dans l’âme…..
J’ai rencontré tant de gens merveilleux, capables de donner beaucoup, de partager leur dernier croûton de pain sans rien demander en retour, de vous ouvrir les portes de leurs maisons et les volets de leurs âmes en toute sincérité, prêts à tout donner pour un étranger, et à tout donner pour vous quand vous êtes déjà leur ami, une amitié qui avance vite et sur des bases solides ? De même, et contrairement à l’opinion générale, j’ai rencontré de nombreuses personnes instruites, dotées d’une infinie lucidité mentale et capables d’exposer les maux de leur société et leurs causes en toute objectivité… J’ai senti mon âme vibrer d’un bonheur sans limite…. Et, bien que j’aie voulu vous laisser mes sourires, mes pensées pleines d’amour et d’une énorme affection, je crois que j’ai apporté avec moi beaucoup plus que ce que je vous ai donné.
Comme je vous l’ai dit, le cercle se referme. Après avoir convaincu les gardes-frontières de Raffah, qui ne voulaient pas me laisser passer en Égypte parce que je n’avais pas de visa, j’ai longé la mer, avec ses fantastiques palmeraies, jusqu’à ce que je traverse le canal de Suez en ferry et que j’arrive à Alkahira. La prophétie s’est réalisée.

L’avion s’élevait lentement au-dessus du Caire. Le soleil de midi brillait dans le ciel. Au début, on ne voyait que le béton de la ville. Peu à peu, on aperçoit le verger vert de l’estuaire du Nil, la dernière partie de cette mince bande de verdure qui accompagne le fleuve tout au long de son parcours. Tout n’était que taches de couleur, les taches bleues de la mer, les taches vertes des vergers et au-delà, le néant, un néant infini et ocre.

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